Humanæ vitæ

(c) 2024, Dominique Millette

Photo en noir et blanc de mon père, parfaitement coiffé, le sourire fixe, en col de séminariste. Sa lèvre supérieure encadre ses dents d’un arc de Cupidon presque féminin, en contraste à la mâchoire et au menton carrés.

Il se préparait au sacerdoce, la passion de sa vie. Enfant, m’a raconté ma tante, il jouait à la messe et faisait semblant de donner la communion à ses grandes sœurs. Papa était le petit dernier de grand-maman et gâté par toute la famille.

Il n’est pas resté au séminaire. On l’a renvoyé pour « scrupulosité », nous a-t-il expliqué. Scrupulosité : sous-type de trouble obsessionnel-compulsif axé sur le perfectionnisme religieux ou moral. Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères, que j'ai péché en pensée, en parole, par action et par omission; oui, j'ai vraiment péché.

Traduction : l’Église ne voulait pas des homosexuels déclarés, crucifiés par la honte. Le péché de mon père a été de ne pas garder le même silence que les autres.

« S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves, la Tradition a toujours déclaré que « les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés » … Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas. » - Catéchisme de l'Église Catholique, article 2357.

« L'accès aux vœux religieux et à l'ordination devrait être interdit à ceux qui sont atteints de mauvais penchants à l'homosexualité ou à la pédérastie, car pour eux la vie commune et le ministère sacerdotal constitueraient de graves dangers. » Pape Jean XXIII, Religiosorum institutio.

Ses enseignants ont conseillé à mon père de se trouver une épouse et de fonder une famille, pour Dieu et la Patrie. Chassé de son paradis, il a plutôt voulu se pendre, même si l’acte était un péché mortel. Il a survécu, le cœur brisé mais la foi intacte. Dieu et la Patrie ont gagné haut la main contre ses désirs coupables, ses râles assourdis, sa peau d’homme que personne n’aurait voulu dans leur salon s’ils avaient su.

Photo de la première équipe de CFCL Timmins, 1951. Le fondateur de la première station de radio francophone de l’Ontario, Conrad Lavigne, sourit de fierté à droite. Mon père est dans la même rangée, debout contre le mur. Le futur réalisateur Roch Demers est le troisième à gauche, les mains enfoncées dans les poches et sans cravate.

CFCL a été plus qu’une simple station de radio. Elle était symbole de l’avenir débordant de possibilités des Canadiens-français qui n’étaient pas québécois, avant qu’ils ne soient les « dead ducks » de René Lévesque, les « cadavres encore chauds » d’Yves Beauchemin, ou les « un-petit-peu de francophones, à peu près disparus » de Denise Bombardier. Mon père incarnait cet avenir. Il avait été un des rares élèves de langue française de la Timmins High School à obtenir son diplôme malgré le harcèlement de ses camarades de classe anglophones, à une époque où aucune école secondaire francophone n’existait en Ontario. Toute sa vie, il lutta pour l’éducation en français et le bilinguisme des institutions fédérales.

Papa nous contait qu’il adorait son emploi d’animateur de radio, malgré le maigre salaire. La station ne possédait pas d’enregistrement de l’hymne national. Cependant, elle avait un piano. Donc, à chaque début d’émission, mon père se rendait au clavier sur la pointe des pieds pour jouer le Ô Canada, puis revenait à son micro. Il adorait jouer, même s’il était autodidacte. Plus tard, un des membres de son public lui a révélé qu’on entendait grincer le plancher à chaque pas.

Avant d’être en ondes, papa avait été peintre en bâtiment, puis vendeur itinérant. Il est devenu enseignant pour mieux gagner sa vie. Après ses débuts dans une école de campagne, il s’est rendu à Toronto. Ses amis du Club Richelieu connaissaient la famille de ma mère, qui elle aussi enseignait à Toronto après avoir grandi à Welland. Ils se sont rencontrés sur les marches de la Hart House.

Photo de mariage, 1960. Ma mère en robe trapèze classique à col bateau, un voile arrière à bordure de roses blanches qui laisse paraître sa coiffure. Son visage s’éclaire comme si elle a gagné le gros lot, mon père à sa droite au sourire de conquérant. Prochaine photo : mon père à gauche, fier de lui, le regard droit dans l'objectif de la caméra, assis sur le banc d’église en train de prendre la communion de la main du chanoine qui les a mariés. Il accomplit son devoir. Dieu et la Patrie.

Ma mère nous répétait souvent qu’elle avait eu le coup de foudre sitôt les yeux posés sur mon père. Tu me fais tourner la tête/Mon manège à moi, c’est toi. Les chansons d’Édith Piaf ont servi de trame sonore à cet amour absolu qui a poussé une femme jusqu’alors indépendante et assoiffée d’aventures, très peu portée vers le mariage et la maternité, à épouser l’homme le plus traditionnel de l’Ontario français. L’amour était une fatalité, la sagittation par flèche de Cupidon.

Pourtant, une fois le secret de mon père sorti au grand jour, du moins en famille, ma mère a reconnu qu’il lui avait avoué son orientation avant le mariage. Elle avait cru qu’il changerait. À l’époque, on considérait l’homosexualité comme une maladie. Le prêtre a dû lui dire que si elle était une bonne épouse, elle guérirait son mari.

Photo en couleur de mes parents vers 1963. Ils sont assis, les yeux baissés vers leurs deux premiers enfants. Mon père est en complet gris à carreaux. Il aide mon grand frère, âgé de deux ans, à se tenir debout devant lui. Ma mère porte une blouse blanche élégante à manches capes flottantes. Elle tient dans ses bras son bébé, ma grande sœur, dans la chaise berceuse. À gauche, on voit le piano familial. Un carnet écorné de La Bonne Chanson repose sur le lutrin.

Mon père avait l’habitude de tout donner, à tout le monde : de son temps, de son patrimoine, de ses efforts, jusqu’à la souffrance, inspiré des saints martyres et de leurs privations pour Jésus, les genoux sur la pierre, dans la neige et sur la glace. Rédemption : mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. Il y cherchait sans doute aussi un amour sublimé qui ne l’enverrait pas dans le gouffre du péché mortel.

Deux enfants plus tard, ma mère voulait quitter son foyer, rongée par l’amertume d’une vie sans passion amoureuse, révoltée à l’idée de s’être unie à un dépensier qui invitait tous ses amis à souper chez lui sans avertissement. Pourtant, mon père, qui refusait l’idée du divorce, a réussi à la convaincre de rester. Comment? Mystère, ou amour. J’en ai été le résultat, une troisième césarienne.

Photo de famille, 1967. Mes parents debout sourient de toutes leurs dents, la posture détendue. À gauche, ma mère porte un tablier portefeuille fleuri aux couleurs d’automne : or, vert, bourgogne. Mon père est à sa droite, en chemise blanche à manches courtes. Devant lui, mon grand frère penche la tête. On ne voit que ses cheveux. À droite, ma sœur est bouche-bée, les yeux fixés tout droit. Je suis en chaise haute entre les deux, un jouet en plastique jaune devant moi.

L’affection de notre père était sans bornes. Né dans une grande famille, il espérait avoir beaucoup d’enfants. Il nous contait des histoires, nous portait sur son dos, nous conduisait vers l’aventure dans la familiale. Je me souviens d’être tombée d’une chaise et d’avoir éclaté en sanglots. Il a grondé la chaise pour m’avoir blessée.

Après ma naissance, le médecin avait recommandé à ma mère une ligature des trompes de Fallope, question d’éviter une grossesse à risque. La signature du mari était incontournable. Or, le 25 juillet de l'année 1968 paraissait la lettre encyclique de sa Sainteté le Pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances : Humanæ vitæ.

Moyens illicites de régulation des naissances

Est pareillement à exclure, comme le Magistère de l'Église l'a plusieurs fois déclaré, la stérilisation directe, qu'elle soit perpétuelle ou temporaire, tant chez l'homme que chez la femme.

Mon père ne signerait jamais d’autorisation pour une ligature des trompes de Fallope.

Photo en noir et blanc de ma mère souriante en tailleur pied-de-poule avec mon petit frère dans les bras, en 1969. Il dort. Elle ressemble à une animatrice de télévision qui présente un objet d’art à l’assistance. Son toupet est légèrement dépeigné. Malgré son sourire et sa posture coquette, elle a les yeux cernés.

Mon petit frère est né gravement handicapé. Il hurlait toute la journée, hanté par des monstres qu’il était le seul à voir et entendre. Les nourrices sont parties une après l’autre. Ma mère a quitté son emploi pour soigner son dernier-né. On a cru d’abord que mon frère était malentendant, mais son diagnostic était l’autisme avec déficience développementale. Il n’a réussi son apprentissage de la propreté que vers l’âge de huit ans.

Ma mère nous a expliqué qu’après cette dernière naissance, ses ovaires étaient endommagés, donc, la maternité désormais impossible. Les médecins ont ordonné une hystérectomie. Mon père ne s’y est pas opposé. Libéré de toute obligation conjugale, il a cessé de partager le lit de son épouse. Il acceptait des postes de direction de conseils d’administration et sortait tous les soirs.

L’année 1969 est également celle du projet de loi omnibus C-150 qui a décriminalisé l’homosexualité au Canada. Il devint loi un jour avant les émeutes de Stonewall, à la suite d’un raid policier dans un établissement gai de New York, événement catalyseur du mouvement de libération homosexuelle.

Photo du club Zipperz. Grosses lettres rouges à gauche du mot Cellblock, en lettres blanches. On peut lire les mots Welcome et World en lettres couleurs d’arc-en-ciel de chaque côté de la grille en fer forgé qui recouvre la fenêtre.

Après avoir été professeur à l’école normale de l’Université Laurentienne, mon père a obtenu un emploi à Toronto en 1973. Mon frère profiterait là de meilleurs soins. Nous avons dit adieu à Sudbury et son identité naissante de Nouvel-Ontario, avec théâtre, musique, beaux-arts et poésie. Le Québec nous boudait, mais Sudbury construisait son propre devenir.

Toronto avait une paroisse francophone, des écoles primaires et l’école secondaire Étienne-Brûlé, la première de langue française de l’Ontario, fondée en 1969. Nous avons vécu un an en appartement à la croisée de la 401 et de la Don Valley Parkway. Je n’ai pas réussi à m’habituer au vrombissement constant des voitures, surtout la nuit.

Mon père a été de tous les conseils d’administration francophones et catholiques : Club Richelieu, Chevaliers de Colomb, Mouvement des Cursillos, chorale. Pourtant, Toronto était ville de tentation. Il prenait souvent la voiture pour errer au hasard dans les rues du centre-ville. Au fil du temps, il s’est intégré au Village gai, où la boîte de nuit Zipperz avait un piano. Mon père adorait chanter. Il est devenu un habitué. Un jour, nous avons trouvé un des pianistes de la boîte en perruque de femme endormi sur notre divan.

Smirnoff et Canadian Club ont consolé ma mère lorsqu’elle se remémorait ses voyages en Espagne et les bals de sa jeunesse où elle brillait de charme et d’élégance. Nous étions son public, seuls témoins de sa vérité. Elle montait ensuite dans sa chambre pour fermer la porte sur le manège qui lui avait tant tourné la tête qu’elle s’était complètement perdue. De notre côté, nous avons appris à disparaître.

Ma mère n’a jamais divorcé, mais a acheté son propre appartement en copropriété. Elle attendait. Papa y a déménagé à la fin des années 90. Le mariage de mes parents aura duré 43 ans. Cet amour conjugal jugé postiche leur aura servi de radeau de fortune dans le sillage de l’ouragan Cupidon.

Au sein de la communauté francophone, papa n’a jamais affiché son homosexualité. Il avait maîtrisé l’art de la dénégation, de cloisonner sa vie. Dans sa détresse, et malgré ses fautes et erreurs, il a pourtant beaucoup aimé, et beaucoup été aimé. Humanæ vitæ.