La Cible
(c) 2012, Dominique Millette
La première fois que je l’ai vu, il avait l’air un peu perdu. Distrait, plutôt. C’est sûr qu’il était intelligent, mais pas forcément averti. J’ai vu ça tout de suite. Je lui ai souri. Je me disais : il me rapportera bien une bière et peut-être un repas. J’avais faim. C’est comme ça. Lorsqu’on vient de sortir de prison, personne ne veut nous donner de boulot et le bien-être social à Toronto, ça ne paie même pas une chambre. J’en étais rendue à me faire inviter chez n’importe quel célibataire qui voulait bien me faire un peu de place. Ça ne durait jamais bien longtemps, évidemment. Je traînais partout avec moi un énorme sac à dos acheté au Dollarama qui me donnait l’air d’une écolière récalcitrante. Au moins, je n’ai pas de chariot : ça, jamais. Une sale histoire de drogue. J’aurais dû savoir. Je l’ai payée longtemps et bien davantage que les dix-huit mois passés derrière les barreaux. Il a eu l’air étonné, comme s’il se demandait pourquoi je le regardais de la sorte. Il était bel homme malgré les débuts de calvitie qui lui donnait un air plus distingué que vieux garçon. Nous étions tous les deux au Chapters Indigo de Bayview Village, dans un des quartiers les plus huppés de la ville. (Y a même une épicerie qui vend ses salades à 12 $ les 100 gr, je vous jure). Les librairies sont toutes indiquées pour la drague. Au milieu des biographies politiques (ça fait intello et les hommes riches craquent pour ça), je lui ai fait les yeux en coulisse. Il m’a souri à son tour et m’a invitée d’un signe de la tête. C’était un chimiste qui gérait ses propres laboratoires : un au centre-ville, près de sa copropriété ; l’autre, sur l’avenue Sheppard. J’ai fait semblait d’être fascinée par ses descriptions des caractéristiques de l’acétylène ou je ne sais plus trop quoi. Il en a parlé pendant trois heures et paraissait ravi d’avoir enfin trouvé un public. Je voyais qu’il n’avait pas une vie sociale très mouvementée. Tant mieux : il n’aurait pas d’amis pour lui dire de me chasser. C’était donc la cible parfaite. Il m’était sympathique aussi. Ses grands yeux bleus étaient clairs et sans malice. Ses gestes gauches traduisaient la modestie, la gêne d’être moins que l’homme viril idéal. Plus je l’observais et plus je l’écoutais, plus je le trouvais à mon goût. J’en avais presque des regrets. Un homme comme ça, pour moi, c’est comme les jouets que je voyais derrière les vitrines à Noël quand j’étais enfant : hors de portée. Tout me rappelait le fossé entre nous. Il était bien chez lui, dans sa tour de verre bien meublée avec un panorama du lac Ontario vu du 20e étage. Chic. Pour lui, son dû. Moi, je faisais l’étudiante, première de classe à l’Université de Toronto, en littérature albanaise. Heureusement, il ne parlait pas un traître mot d’albanais. J’ai raconté à peu près n’importe quoi, en inventant des légendes à qui mieux mieux. De ce côté, je suis douée. J’ai précisé que j’étais inscrite à un cours indépendant multidisciplinaire et que, donc, j’étais libre d’aller à la bibliothèque quand bon me semblait. Comme ça, il poserait moins de questions. Il a paru nettement fasciné. Je lui ai appris, pour la cause, quelques expressions albanaises de mon invention : « La discothèque a des murs très rouges », « Va retenir la bride du cheval » ; bref, rien de banal ou d’utilisable, ou trop facile à répéter, comme « bonjour » ou « maison », même si l’albanais est une langue rare. J’ai appris ces quelques mots en prison. Il y a toutes sortes de groupes ethniques là-bas. On en apprend des choses, en prison, sauf que ça fait peur aux hommes si on le dit comme ça. Après avoir été expulsée de plusieurs domiciles, je le sais très bien. La candeur a beau être une belle qualité, mais c’est un peu comme les œuvres d’art : pas très utile à la fin. Alors là, je fais plus attention. Arriva ce qui devait arriver, et j’ai suivi mon chimiste jusque chez lui. Le concierge m’a dévisagée. Il s’est abstenu, au moins, de demander à Monsieur si j’étais sa fille en visite. L’écart d’âge ne m’a jamais dérangée, mais bien d’autres qui jugent mes faits et gestes s’en servent parfois pour convaincre mes amants que j’ai d’autres intérêts que l’amour. Le tapis intérieur était si épais qu’on s’enfonçait dedans. Lui, le chimiste, ça l’agaçait. Moi, j’y prenais plaisir. En entrant, j’ai surtout remarqué les lumières de la ville qui filtraient par la fenêtre. Ça m’a coupé le souffle, encore plus que le divan de cuir, les rideaux en dentelle de Bruges, les magnifiques tableaux sur les murs et la table d’acajou. Tout respirait l’aisance. Non sans droict : je me souviens avoir lu ça quelque part et c’était ce que paraissait dire cet appartement de luxe en copropriété. Impulsivement, je lui ai demandé s’il avait un bain tourbillon. Il a répondu oui. C’est là que nous sommes passés aux actes. J’adore les bains tourbillons, sauf que c’est surtout dans les bains publics et les piscines que j’en ai fait l’expérience. Il a témoigné à mon égard d’une infinie tendresse. Je me suis presque laissée prendre au jeu, avant de me rappeler que toute cette émotion était réservée pour l’autre moi : la fictive, l’inventée, celle qui était gentille, équilibrée et, surtout, pas criminelle, sans-abri ou sans emploi. Je me suis demandé ce qu’il ferait si je lui disais tout. J’étais sûre qu’il réagirait comme les autres. J’ai donc gardé le masque que je porte devant le monde, tout en me laissant caresser. Bien entendu, je suis restée jusqu’au matin. Pas question pour lui de me renvoyer chez moi en pleine nuit après plusieurs heures d’intimité. Le matin, ma stratégie habituelle a encore réussi: j’étais insatiable, je ne pouvais me passer de lui, il fallait que je revienne le soir même. Nous avons passé une semaine comme ça. Puis, triste coïncidence : une inondation dans les dortoirs pour étudiants me laissait dans la rue. Est-ce que je pourrais emménager chez lui, le temps qu’on répare les dégâts ? Bien sûr, cela allait sans dire. Ouf. Deux semaines de refuge. Après ça ? Je suis rentrée de mon dortoir fictif avec de sérieuses allergies au nouveau tapis posé la veille. Quel ennui... Une troisième et quatrième semaines, toujours en attendant. Mon chimiste ne paraissait pas si pressé de me montrer la porte. Même qu’il lui arrivait de revenir du laboratoire avec un bouquet de fleurs, du chocolat, des billets pour le théâtre ou un concert et, parfois, un foulard ou un joli chapeau. Je commençais à me sentir gâtée. J’aimais ça. Peu à peu, la moi fictive prenait le dessus. Je m’étais presque convaincue de son authenticité. L’autre, la vraie, celle qui avait purgé sa peine en prison et dans la rue, s’estompait dans ma mémoire. Je faisais la cuisine. Je portais des pantoufles en peluche et un peignoir orné de dentelle. J’écoutais des téléromans. J’étais heureuse. Je n’étais plus aux aguets. Ma méfiance naturelle s’était évanouie. Un jour, mon chimiste est entré en claquant la porte. Au début, il n’a rien dit. J’ai compris. Il est allé chercher mon sac à dos et il a tout mis dedans. Puis, il s’est tourné vers moi : — Tu m’as menti. Il a jeté mon sac contre le mur. Ses mains tremblaient. — Tu n'es même pas inscrite à l'université. Et surtout pas en études albanaises. Son visage était rouge de colère. Il a crié : — Tu t’es bien payée ma tête. Pars, pars tout de suite et surtout que je ne te revoie pas ! Je suis partie. Moi aussi, j’étais cramoisie. J’étais rouge de honte. Ce n’était pas parce qu’il m’avait traitée de menteuse, puisque je fais ça pour survivre. Non : ma honte venait d’être traitée comme moins que rien parce que je n’avais rien. Je ne valais rien à ses yeux sans le fantasme que j’avais créé. Le pire de tout ça, ce n’est pas le froid de la rue ou la faim. J’ai déjà survécu. Le pire, c’est son absence : le vide qui me reste. Je l’ai aimé. J’ai aimé ses gestes gauches, ses yeux étonnés de se faire regarder à leur tour, sa bonhomie de vieux garçon qui abandonnait enfin la solitude. C’est pour ça que j’ai tant pleuré. Jamais plus je ne me laisserai prendre comme ça. Depuis, je me retrouve : la vraie moi, celle qui doit se battre contre le monde et ne jamais lui montrer son véritable visage. De toute façon, j’ai les clés du labo. |