@baisersdamour
(c) 2013, Dominique Millette
« ... Tes paroles me font frémir d'anticipation. Je souhaite me blottir dans le creux de ton épaule et caresser ta chevelure. Bientôt, mon amour. Bientôt. grandefolle@baisersdamour.jetaime.com. » Maurice rougissait de plaisir. Il jeta à droite et à gauche des regards furtifs. Personne ne regardait son écran. Tant mieux. Les surveillants n'apprécieraient pas qu'on se serve de l'autoroute électronique pour des rendez-vous. Pourtant, il n'était pas le seul. Et c'était la pause-café. Précisons : la pause-café à Revenu Canada. La saison des impôts enfin derrière eux, il n'y avait plus tellement d'urgence. L'échange électronique terminé, Maurice ajusta ses lunettes au cadre Dior, qu'il avait mis trois heures à choisir chez Desormeaux Optical, et se dirigea vers la cafetière. Il se sentait coupable, pécheur, comme s'il venait de faire l'amour derrière son bureau et en émergeait tout moite et suant. Un tableau plus improbable aurait été difficile à imaginer. Avec ses souliers élégants mais confortables, ses costumes sans âge bleu marin ou brun terne, ses ongles sculptés en ovales symétriques et ses cravates uniformes, Maurice Dubonnet n'était tout simplement pas le genre d'homme qui se livrerait à des ébats érotiques en pleine fonction publique. Surtout pas à Revenu Canada, à Sudbury, Ontario. Ses mauvaises pensées ne laissaient même pas l'ombre d'un éclat dans ses yeux gris. Maurice était un homme hermétique, efficace, discret, au-dessus de tout reproche : bref, un iceberg. Il avait comme un champ magnétique autour de lui repoussant toute avance, de sorte que les femmes du bureau avaient l'habitude de le contourner en lui laissant un bon mètre d'espace. On lui disait, tout naturellement, « vous » et « monsieur », même s'il n'avait que 26 ans. Il en paraissait 30, voire 40 bien conservés. Ses cheveux blonds étaient soigneusement vaporisés en place, coupés courts et droits. Lors de soirées sociales, il se retrouvait à discuter de la comptabilité douteuse des grandes compagnies canadiennes avec des femmes invariablement mariées, qui hochaient la tête à chaque deux phrases comme des métronomes, leurs visages un masque de politesse indifférente. Dans les bars ou lors des danses pour célibataires, c'était toujours le même manège. On l'écoutait, on répondait, machinalement, sans jamais faire de suite. Maurice ne faisait ni camping, ni vélo de montagne, ni raquette, ni patin, ni pêche sur glace : un handicap dans la région de Sudbury, où la majorité des gens partageaient leurs loisirs entre le plein air et la musique country. Le vérificateur ne s’était jamais laissé entraîner dans une danse de ligne. Il préférait la musique de Brahms ou Beethoven et les romans de Stendhal ou de Milan Kundera. Auprès de grandefolle, cependant, les goûts et pensées de Maurice trouvaient un écho. La sensibilité de cette compagne électronique se distinguait nettement des habitudes des femmes qu'il avait rencontrées jusqu'à date, depuis qu'il était sorti de l'Université d'Ottawa trois ans plus tôt, atterrissant en plein Nord de l'Ontario où il ne connaissait que deux ou trois cousins lointains. Seule grandefolle savait admirer le raffinement mesuré de Maurice. Devant son écran, adressant des billets doux à sa Dulcinée, il se sentait apprécié à titre de grand homme distingué trop mal compris ailleurs. Grandefolle le flattait, l'encourageait, lui racontait sa vie à elle, excitante, de courtière en valeurs mobilières. Elle faisait miroiter devant lui de longs voyages en Europe ou dans la brousse africaine, où il deviendrait digne et courageux, peut-être même jusqu'à laisser derrière lui son fixatif super-résistant. Ainsi, chaque jour, entre deux vérifications, il parcourait sa boîte électronique en espérant un message. Grandefolle était ponctuelle. La loyauté était une si belle qualité. Depuis les trois mois qui s’étaient écoulés depuis qu'il avait répondu à son appel en ligne, par curiosité plutôt que par espoir, leurs échanges avaient revêtu l'intimité d'une amitié complice. Maurice dégusta son café et traversa le tapis bleu-gris jusqu'à son bureau. Dommage que le grand espace couvert où s'affairaient vérificateurs et secrétaires n'était coupé que par quelques diviseurs, au-dessus desquels on pouvait aisément jeter un coup d'œil intrusif. Seulement, aucune de ses collègues n'avait même songé à le faire à Maurice. On ne l'ignorait pas tout à fait. Il sortait parfois manger avec une ou deux personnes du bureau, au Tim Horton du coin dépeuplé et sans âme du boulevard Lasalle et de la rue Notre-Dame ; ou encore, à la pâtisserie moderne non loin de la coopérative funéraire. Maurice parlait peu. Au début, il s'était hasardé à commenter telle émission ou téléroman de Radio-Canada, que regardaient rarement ses collègues, habituées aux réseaux anglophones. Faute de goûts communs, Maurice ne parlait plus que des platitudes les plus évidentes : les conjoints, les enfants, les fins de semaine. Il écoutait, surtout. Malgré cela, un champ invisible s'était dressé entre lui et les autres. Il restait tout simplement étranger. Sauf pour grandefolle. Aujourd'hui, à exactement 18 h, il rencontrait enfin cette amante secrète qui le faisait tant rêver. Il avait vérifié trois fois la date indiquée sur son écran. Finies les soirées auprès d'Yveline, la chatte au poil court et rayé, qui ne jouait plus et ne faisait à présent que miauler devant les soupers congelés de Maurice. Fini les voyages dans la vie fictive des autres. Fini le voyeurisme télévisé, les discussions de si oui ou non un homme trompé devait tout de suite menacer le divorce. Fini le silence des soirées où la seule sonnerie de téléphone était celle des colporteurs ou de sa tante Alma. Aujourd'hui, au lieu de prendre le chemin habituel vers son édifice moderne dans le Nouveau-Sudbury, il se rendait au sud de la ville, au bord du lac Ramsey, dans une de ces grandes maisons cossues. C'était là qu'habitait et travaillait grandefolle. La journée terminée, Maurice quitta d'un pas plus allègre l'énorme rectangle gris de l'édifice de Revenu Canada, dont l'étendue tentaculaire dominait l'intersection, comme pour étrangler les camions dix-huit roues qui y roulaient régulièrement. La Honda beige se transforma en carrosse enchanté, qui transporterait Maurice vers sa résurrection émotive. Au sein de la congestion sur la Notre-Dame, l'imagination de Maurice déferlait en vagues tantôt grandioses, tantôt inquiétantes. Il voyait grandefolle en femme élégante, le cocktail à la main, le prenant langoureusement par l'épaule et le menant vers une énorme baignoire Jacuzzi débordante de mousse parfumée. Ou encore, elle était horrible, dotée d'un bras mécanique, le visage grotesque, refermant la porte sur lui au moment où il apercevait les cadavres décapités de ses victimes antérieures. C'était peut-être une génie détraquée. Ou une vieille femme ratatinée. On ne savait jamais, avec le courrier électronique. Jamais ils n'avaient échangé de photos. Bien sûr, elle s'était décrite : grande, mince, les cheveux bruns, d'âge mûr, beauté classique. Bref, ce pourrait être n'importe qui. Rue Ramsey Lake Road. Maurice exécuta son virage à gauche en jetant un coup d'œil au centre de sciences façonné en flocon de neige jaunâtre contre la roche calcinée par le soufre. Le ciel bleu prêtait à l'édifice-vedette de la ville une coquetterie discrète. Quelques passants profitaient du beau temps, défilant le long de la promenade de bois qui reliait le centre au parc, un mini-sanctuaire naturel planté en plein cœur de cette ville industrielle. Maurice y allait quelques fois y prendre de l'air et de l'exercice. Il s'assoyait sur les rochers, en regardant déferler les vagues tranquilles du lac à ses pieds. Bientôt, il pourrait s'y balader aux bras de grandefolle... tant qu'elle n'était ni paralytique, ni amputée, bien sûr. Enfin, la maison. Style faux-normand, en briques rousses et brunes. Énorme. Maurice stationna derrière la Volvo sur le goudron et ressentit une pointe de déception. Il s'était imaginé une Mercedes ou peut-être une Bentley. Qu'importe, décida-t-il. On peut toujours avoir des aventures en Volvo. Ou en Honda beige. La porte d'entrée s'ouvrit automatiquement. Étonné, Maurice pénétra le vestibule. Aucun signe de vie. Une odeur étrange, révoltante, flottait dans l'air, comme un restant de souper resté beaucoup trop longtemps dans une poubelle de cuisine. Grandefolle n'avait pas l'habitude du ménage. Pourtant, tout paraissait bien rangé, quoique poussiéreux. Une voix électronique résonna dans tout le rez-de-chaussée. Maurice sursauta. « Entrez, s'il vous plaît. Le bureau de Ginette Duhamel est en haut, à droite. Veillez essuyer vos souliers. Merci. » Rassuré, Maurice gravit l'escalier. La porte du bureau était entrouverte. Il s'approcha, se bouchant le nez. L'odeur désagréable s'était nettement intensifiée. Sans doute un sandwich au salami en train de pourrir. Il fit la moue. Mme Duhamel manquait décidément de capacités olfactives. Il vit d'abord le coin d'un énorme bureau. Sur celui-ci, de grosses lettres rouges se détachaient de la couverture d'un cartable épais: LOGICIEL INTERACTIF « JE-T'AIME. » PROTOTYPE AUTONOME AVANCÉ NO 3 Derrière le bureau, à droite, une femme était assise, le dos tourné à Maurice. Elle était grande et mince, les cheveux bruns. Elle ne bougeait pas. Elle ne bougerait jamais plus. Maurice hurla à la vue de son visage en décomposition. Devant elle, l'écran de l'ordinateur continuait à cracher des messages, tous semblables à ceux qu'il avait reçus : SI <Tchaïkovski> OU <Brahms> OU <Chopin> OU <Beethoven> ACTIVEZ « Tu es sensible. Sans doute personne ne te comprend. C'est très difficile, n'est-ce pas? Les gens d'ici sont assez rustres de nature, malheureusement... » SI <rencontrer> ACTIVEZ <date, heure> + ACTIVEZ « Je brûle de te rencontrer. Tes paroles me font frémir d'anticipation. Enfin nous nous verrons... » |