La Danse de Katéri Nadja rêve au beau pays du Canada qu'elle a vu dans les livres de son enfance. Dans son rêve, le Canada est un faubourg de Santiago. Elle se voit dans une salle de classe canadienne. Dans la salle de classe, Nadja lit des livres d'histoire et de religion. Le maître d'école ressemble à Pablo. Dans les livres, il y a beaucoup de belles madames gentilles. Les belles madames gentilles ont le visage de Matilda. Elles lavent les planchers souvent et donnent du pain aux pauvres, mais sans en manger elles-mêmes. Elles se flagellent et se piquent les cuisses avec des anneaux d'acier munis de pointes acérées. Un peu comme la Danse du Soleil, dont Nadja a lu la description dans un autre livre. La Danse du Soleil serait une tradition des Sioux au cours de laquelle les hommes se transpercent la poitrine avec des aiguilles en dansant autour d'un poteau. Les Blancs ont mal compris la tradition. Ils se sont dit que, puisque les Sioux se souciaient si peu de leur peau, les Blancs pouvaient bien faire la chasse aux Sioux, les écorcher et vendre la peau obtenue avant qu'elle ne soit trop endommagée. Vingt cents pour une peau d'homme. Quinze cents pour une peau de femme. Sept cents pour une peau d'enfant. Aujourd'hui, il n'y a plus beaucoup de Sioux en Amérique. Dans sa tête, Nadja voit tout un village de Sioux qui se promènent les muscles à 1'air. Ils sont écorchés vifs. Ils ne peuvent plus participer à la Danse du Soleil parce qu'ils n'ont plus de peau pour y accrocher leurs aiguilles. Ils souffrent encore plus que les belles madames gentilles dans les livres, sauf qu'ils ne 1'ont pas demandé. Du moins, pas comme ça. Dans les magasins près du village, des commerçants blancs vendent les peaux des Sioux à qui veut bien les acheter. Cependant, le prix a été majoré de 5 000 pour cent. Les peaux coûtent beaucoup trop cher pour les Sioux. C'est la valeur ajoutée, expliquent les commerçants, qui ne comprennent pas pourquoi les Sioux sont enragés contre eux. Les Sioux avancent en brisant les vitrines des magasins. Les Blancs s'indignent. De vrais sauvages, s'écrient-ils en s'efforçant de sauver les meubles. On appelle la Police montée. Bientôt, l'ordre est rétabli. Le Nouvel Ordre. Celui du Nouveau Monde, où les chants des Sioux ne sont plus que légende oubliée. Dans les livres, Nadja lit la belle histoire édifiante de Katéri Tekakwitha. Katéri était une orpheline iroquoise défigurée par la petite vérole. Elle a appris le français. Elle a appris à se traîner dans la neige pieds nus et à ne pas manger. Katéri était très gentille. Elle a souffert pour tout le monde. Lorsqu'elle est morte, son visage est devenu blanc comme la neige. Ses cicatrices ont miraculeusement disparu. « Katéri était belle dans son cercueil, raconte le maître d’école qui a écrit le livre. Elle était belle comme les belles madames gentilles. » Nadja fronce les sourcils. Pauvre Katéri. Ça ne lui servira pas à grand-chose d’être belle comme les belles madames gentilles, car au Paradis tout le monde est invisible. Dans son rêve, Nadja voit le cadavre de Katéri tourner comme un pantin autour du poteau sacré de la Danse du Soleil. Une force centrifuge la transporte à un rythme endiablé. C’est le mercredi des Cendres. Il ne faut pas danser le mercredi des Cendres. Katéri est damnée. Elle n’ira pas au Paradis. Katéri danse pour les Sioux écorchés, qui n’iront pas au Paradis non plus : car les Sioux sont en colère et ce n’est pas gentil d’être en colère, disent les belles madames gentilles de leurs yeux doux doux doux. |