Le Dragon de Komodo André traîne dans un café de Santiago, où il est venu se reposer après son expédition pour étudier les ruines de la civilisation toltèque*. Cette civilisation, selon lui, était très surréaliste, mais sans le savoir. Dommage, pense-t-il, que les Toltèques n'aient jamais lu les Manifestes surréalistes. Ils auraient beaucoup apprécié. Sans doute 1’auraient-ils pris pour un dieu, lui, André Breton. Pourquoi pas? Après tout, on l’a bien fait pour Cortés qui, lui, a assassiné tout le monde. André soupire. Il est né beaucoup trop tard. Tout n'est pas perdu. Quelque part dans un village éloigné du Chili, il y aurait une grotte ornée de symboles étranges dont l’origine est mal connue. Malheureusement, on dit que le seul à pouvoir en raconter les légendes est mort depuis plusieurs années. II était fou, paraît-il. Un sujet parfait, songe André. Une jolie femme aux yeux noirs, au maquillage bizarre et en tenue négligée lui demande une cigarette. André la lui donne, heureux de la distraction que lui offre l’étrangère. « Les gitanes sont des cyrènes » dit-elle d’un ton catégorique**. Nadja dévisage le nouveau venu. L’homme traîne un calepin avec lui. D’un geste vif, il l’ouvre et y inscrit sa phrase. Manifestement, c’est un écrivain. Ou un chercheur. Nadja le regarde d’un œil incertain. « Les gitans sont des chamans », dit-elle. Pour voir. André la regarde intensément, buvant ses paroles. Il les inscrit soigneusement dans son beau calepin relié de cuir noir. Nadja lui montre un joli « néo-barbouillage linéaire » qu’elle a dessiné il y a cinq minutes. « C’est un tapir. Non ! C’est un dinosaure », hasarde l’Auteur. « C’est un dragon de Komodo » répond Nadja, sans y avoir le moindrement réfléchi. Au fond, elle ne sait pas pourquoi elle a dit ça. Il pourrait très bien s’agir d’un chapeau. Ou même d’une chaise longue. André paraît sidéré. Nadja est enchantée de son effet sur le Chaman. Elle commande une citronnade et lui emprunte un mois de loyer. * Toltèques: civilisation brillante, aujourd'hui disparue, d'autochtones du Mexique central. Selon la légende, leur dieu protecteur, le serpent plumé Quetzalcóatl, alias Kukulkan, a été vaincu par les divinités d'une nouvelle génération et est parti vers le sud. Dans ses mémoires de 1'époque, Le livre sacré de Quetzalcóatl, qu'on a récemment réussi à déchiffrer, le dieu raconte que la bouffe était plate, étant donné que tout était à base de maïs. II est cependant revenu au terroir pour se faire adorer par les Mayas. II faisait beaucoup trop chaud dans le sud. Quetzalcóatl était très narcissique, mais pas méchant. ** Cyrène : nymphe thessalienne, amante du dieu Apollon. Cyrène était néréide et son grand-papa, Pénée, était un fleuve. De son côté, Apollon était un coureur de jupons qui ne comprenait pas le mot « non ». C’est assez fort, étant donné que le mot « oui » n’existe pas en latin (chose commode pour tous les papas romains et leur culture patriarcale). De nos jours, un bonhomme comme ça se retrouverait sous clé pour attentat à la pudeur. Mais dans le temps, les femmes qu’il courait après se changeaient en arbres pour lui échapper, si elles ne voulaient pas de lui (voir le mythe de la nymphe Daphné). Assez plate comme solution de rechange. Quant à la référence aux gitanes, Nadja, après tout, est une « âme errante ». Et pis c’est le nom des cigarettes. |